
Le soir du jeudi saint , nous donne de vivre le Cénacle avec Jésus et ses disciples. Aujourd’hui vendredi saint, nous accompagnons Jésus de Gethsémani au Golgotha et du Golgotha au tombeau. Or la liturgie nous offre un contraste saisissant entre le portrait du Serviteur souffrant que nous offre Isaïe et celui de Jésus que nous livre saint Jean. D’un côté, le Serviteur si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; de l’autre Jésus qui s’avance souverainement vers sa Passion et dont Pilate, prophète malgré lui, dit « Voici l’homme ». Jean découvre donc dans Jésus défiguré, car ces deux figures, celles du Serviteur et celle de Jésus en croix convergent, la vérité de l’homme. Nous le savons, Matthieu et surtout Marc ont privilégié dans leur récit le scandale de la souffrance de l’Innocent, scandale qui balafre toute l’histoire des hommes et dont Jésus est le chiffre paradoxal. Luc lui a privilégié la figure de miséricorde, nous l’avons entendu dimanche dernier avec le récit du Bon Larron et la Parole bouleversante de Jésus en Croix : Père pardonne leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. Jean, lui, campe la figure d’un Jésus royal qui révèle dans sa Passion l’homme à lui-même, Voici l’homme et surtout la profondeur de l’amour de Dieu pour l’homme qu’il découvre dans le paradoxe absolu de la Croix.
Mais ne nous leurrons pas, Jean a vu, de ses yeux, l’horreur de la Croix, il a vu son Maitre défiguré. Mais probablement au terme d’une vie de méditation il a su discerner, non pas derrière mais dans cette figure, la figure de l’engagement volontaire de Dieu du côté des victimes, des pauvres, des êtres méprisés, broyés, abusés. Isaïe avait évidemment ouvert le chemin en affirmant que c’étaient nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé, alors que nous, qui ne comprenons pas grand-chose, nous pensions qu’il était frappé, meurtri par Dieu, humilié.
Jean a relu toute cette histoire, ces trois années inoubliables qu’il a vécu avec Jésus, ce repas mystérieux duquel, seul il a retenu le geste d’humilité et d’amour dont nous avons entendu le récit hier, l’angoisse du jardin, était-il endormi comme les autres, probablement, et puis ce procès, inique, il a relu tout ça à la lumière de l’expérience de la rencontre au bord du lac : C’est le Seigneur, et probablement aussi de l’expérience eucharistique, que dimanche après dimanche il a faite, avec les Apôtres et avec la Mère : Femme voici ton Fils, voici ta mère. Il a relu ces évènements, ce que Péguy appelait l’énorme affaire, y découvrant moins l’œuvre de Rédemption que l’énorme affaire de l’amour de Dieu pour les hommes. Il en a fallu des heures de relecture méditative, il en a fallu des eucharisties pour découvrir dans ce corps torturé, d’abord un corps livré et ensuite la vérité de l’humanité, fragile et belle quand elle est désarmée, telle que Dieu l’a créée au matin dans le jardin, telle qu’ils la rencontreront, d’abord les femmes puis lui, avec Pierre, dans un autre jardin, un autre matin. Il lui en a fallu de la docilité à l’Esprit pour découvrir dans l’échange avec Pilate, un peu bouffon quand il se pique de philosophie, -Qu’est-ce que la vérité, est-ce qu’on philosophe en ces moments où un innocent risque sa peau ?-, il lui en a donc fallu de la docilité pour découvrir que c’était la Vérité, le Verbe de Dieu qui s’adressait au philosophe de pacotille. Et qui peut-être avait même, un peu, touché son cœur d’homme. Il en a fallu de la rumination des Ecritures pour découvrir que l’instrument du supplice était à la fois le lieu de l’Exaltation de la Vérité et le signe efficace, le sacrement, de notre Rédemption, la vérité enfin dévoilée du mystérieux signe du serpent d’airain. Le signe du mal, un serpent, retourné en signe de la Charité la plus absolue. Il en a fallu de la rumination des prophéties d’Israël, le vieux Zacharie, -ils regarderont celui qu’ils ont transpercé-, et plus encore peut-être le fulgurant Ezéchiel pour découvrir dans le coup de lance, la source vive jaillie du côté du Temple, indissociablement baptismale, l’eau, et eucharistique, le sang.
Voilà peut-être une des grandes leçons de la Passion selon saint Jean. La docilité aimante du Disciple que Jésus aimait lui a permis, à force de relecture de vie, de rumination des Ecritures et de rencontre eucharistique au cœur de la communauté des disciples, de découvrir le sens profond du non-sens absolu que représente la torture et la mise à mort de l’Innocent. Comme Marc et les autres, Jean a vu l’horreur mais il y a découvert le lieu, paradoxal, de la révélation du plus grand amour. C’est moins l’envers du décor qu’il nous révèle que la profondeur paradoxale d’une réalité qui justifie finalement qu’on dépense une somme folle, cent livres de parfum, pour ensevelir ce corps torturé. C’est une leçon pour nous aussi à qui il arrive d’être confrontés au non-sens de la vie et qui pouvons y découvrir le lieu où l’amour se révèle ou encore le lieu que seul l’amour peut un peu guérir. Trop souvent par exemple nous répétons un peu mécaniquement « Voir jésus dans le visage des pauvres », mais la pauvreté est d’abord un scandale, elle est même hideuse à maints égards, bien loin d’une pauvreté idéalisée qui n’a pas grand-chose à voir avec la pauvreté réelle et nous ne pouvons y découvrir le visage du Christ, car c’est vrai, nous le pouvons, que si dans la docilité à l’Esprit, nous nous laissons façonner par la méditation de l’Ecriture et une fréquentation humble et croyante du paradoxe eucharistique.
Tout est accompli. Dans l’échec le plus absolu. Dans l’effondrement de la plus grande espérance. Dans le spectacle le plus dégradant qui fut. Tout est accompli car rien n’est impossible à qui se laisse blesser par l’amour infini de notre Dieu.